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Comment vous partager cette énergie, cet élan que ressentent encore celles et ceux qui ont pris part à cette première édition du Connect Skateurbanism Festival à Bordeaux ce dernier mois d’octobre ? qui se sont baladés entre les galeries voûtées et la salle capitulaire de la Cour Mably et ont pris part à ce qui a très naturellement pris la forme d’un rassemblement international pour n’importe qui souhaitant participer à la Culture du Skateboard à sa manière, désireux de découvrir, écouter, apprendre et partager réflexions, projets et expériences ?
Nous avons eu l’occasion d’y (re)découvrir de nombreuses facettes de ce qui ne peut être réduit à une pratique ou une performance. C’est un art, une discipline, un sport, une culture, une communauté, animé par des humains profondément passionnés et généreux. Soy Panday, Nicolas Malinowsky et Grégoire Grange ont exposé une sélection d’œuvres inspirées par leur pratique ; David Manaud et Lui Araki nous ont présenté deux approches bien différentes de la photographie de skate ; Lena Germanese des modèles combinant skate, urbanisme et art. Le panel « Skateurbanisme et la théorie du paradoxe », animé par Juliette Evron, Léo Valls, Helen Wyss, Julien Glauser, Igor Duolé, Lucas Lopes, Walid Berrissoul, Damien Simon et Lucas Geoffriau, nous a donné un aperçu des dynamiques sociopolitiques auxquelles ils ont dû faire face dans le processus de transformation de la ville de Bordeaux en une ville inclusive pour le skate.
Mike Mag nous a partagé son évolution et comment le skate l’a accompagné dans sa quête d’identité avec son dernier projet « Curved Universe » ; Phil Halton et Chris Lawton ont parlé de l’aspect éducatif (et identitaire) à travers leurs projets respectifs, autant à Inis Oìrr sur l’île d’Aran en Irlande qu’avec le projet « Tram Line Spot » à Nottingham. Ted Barrow et Gustav Eden nous ont rappelé les liens inhérents entre l’architecture, l’art, les politiques urbaines et sociales et le Skateboard avec le projet « History of Love Malmlö », et bien d’autres encore que je vous encourage vivement à aller découvrir. Il a également été soulevé la question, plus urgente que jamais (je dirais même vitale), de la santé physique et mentale avec la connaissance et l’expérience du Dr Lionel Pesquer, le témoignage de Jean Turcat, les enseignements de John Gardner et la séance de yoga « Namaskate » proposée par Lauren Valls et Shane Carrick.
En effet, si ça n’a pas toujours été un sujet de discussion entre les skateurs (surtout la santé mentale), il est grand temps de briser cette pudeur douloureuse. Nous faisons partie d’une communauté qui a plus que tendance à attirer et accueillir des personnes qui ne se sentent pas nécessairement accueillies au sein d’une société normée pour des raisons extrêmement diverses, qu’il s’agisse d’une question de style, de genre, de sexualité, d’ethnicité, ou simplement de mode de vie ; et qui de fait est tout aussi belle que fragile, forte que réservée et qui a besoin de prendre soin d’elle-même. Le skate rassemble les gens autour de notions fondamentalement humaines : un ressenti, un lieu, une passion, un terrain d’entente, qui continuent de rassembler malgré tout ce que le consumérisme, le succès, l’image, les marques, l’argent et tout ce qui va avec ont essayé d’imposer et essayent encore de lui soutirer. Même si certains d’entre nous ont tendance à l’oublier et préfèrent se concentrer sur le côté performatif, le skateboard est avant tout une culture, un modus vivendi qui ne tourne pas autour de la performance systémique et du profit, mais autour de l’entente, la résilience, la confiance et la créativité ; et c’est ce qui a été remis en valeur au festival. Si des projets comme ceux de l’association Skate Nottingham fonctionnent, c’est non seulement parce qu’ils ont compris cet aspect-là, mais aussi parce qu’il n’utilisent pas le skate comme une solution sociale miracle, comme des politiques ont pu le faire avec d’autres sports dans des zones de logements sociaux ou des quartiers habités par des populations négligées et défavorisées – majoritairement par des minorités ethniques – en construisant des projets à faible coût comme des terrains de football pour maintenir l’illusion qu’ils ne traitent pas les gens comme du bétail et détourner l’attention de la réalité des villes dortoirs laissées à l’abandon et la dégradation.
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Pour citer le rappeur Soprano dans son single « Marche » ¹ :
« Pour vous représenter, on a mis des Rama Yade et des Fadela
Pourquoi vouloir une bibliothèque dans vos favelas ?
Tenez : un terrain de foot, vous deviendrez tous des Benzema »
Il serait possible de rédiger tout un article sur ces dynamiques mais non seulement il y a bien plus informé, et je pense aussi que vous en comprenez l’essentiel. On ne peut ni priver des gens de leur culture ni leur en imposer une qui ne les concerne pas et s’attendre à ce qu’ils en fassent ce qu’on en aurait imaginé. C’est un mode de pensée colonial systémique dont il faut absolument prendre conscience et déconstruire afin d’évoluer. Le skateboard a « l’avantage » d’être un mouvement relativement récent, né dans les années 50 et qui a émergé en tant que contre-culture dans les années 70. Il naît alors dans la rue et évolue naturellement contre les codes du capitalisme et des nouvelles politiques en développement ; sortir et se retrouver avec des amis pour trouver un spot de skate est un choix qui ne repose sur aucune structure institutionnelle mais sur une culture croissante que cette génération a l’occasion de façonner – une opportunité dont ces adolescents nés dans un siècle surchargé de guerres, d’idéologies fascistes, de mouvements sociaux et de nouveaux idéaux avaient impérativement besoin. Une activité apolitique, non lucrative (pour le moment), non conforme, qui fait tomber des barrières sociales à travers une passion commune et un esprit de découverte, autour de quelque chose qu’ils peuvent s’approprier, se réappropriant ainsi le temps et l’espace autour d’eux en en faisant leur maison, à leur manière, avec leurs règles.
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Ces dynamiques, intrinsèques à cette pratique, sont précisément ce qui en font une culture et sont au cœur de son potentiel éducatif ; elles viennent s’ajouter au défi qu’impose la discipline elle-même qui demande engagement, persévérance, confiance, beaucoup de travail et qui reste (théoriquement) une continuelle leçon d’humilité. Le skateboard est de fait un outil éducatif extrêmement intéressant à plusieurs niveaux – pour comprendre en quoi de manière plus approfondie je vous encourage sincèrement à lire l’article « Learning Curve(s) », écrit par Ben Powell et disponible sur Free Skate Magazine -.
En substance, réussir à agir à travers une pratique culturelle qui détient ce potentiel et à la mettre en lien avec d’autres capacités – c’est-à-dire non seulement construire des skateparks et enseigner le skate mais aussi d’autres compétences, ainsi qu’écouter, comprendre et impliquer les communautés qui vivent dans ce lieu et les inclure à chaque étape – cela représente la définition même et tout l’intérêt de l’éducation progressive (ou éducation nouvelle) : enseigner par l’expérience, la pratique, le travail de groupe, le dialogue et le développement des compétence plutôt que par l’enseignement conventionnel de connaissances théoriques notées et hiérarchisées. Il s’agit aussi de permettre aux gens d’apprendre au sein d’un environnement auquel ils participent plutôt qu’un environnement qu’ils subissent en en faisant des espaces safe qui les représentent ; et c’est pourquoi des projets comme « Tram Line Spot » (2022), mené par Skate Nottingham ou comme le moyen métrage documentaire « Apprendre à faire du skate en zone de guerre (si tu es une fille) » (2019), réalisé par Carol Dysinger et Elena Andreicheva, ou tout autre projet qui engage ces dynamiques sont de véritables pierres dans l’édifice de la culture skate.
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Au-delà du côté éducatif, ces projets créent des piliers et ramènent un sentiment de communauté et de capacité au sein de collectivités qui ont été délibérément négligées, économiquement et culturellement dépouillées par des politiques élitistes qui agissent à travers la gentrification et la répression. En travaillant avec eux, ils créent des liens humains durables dans une société où nous nous retrouvons très vite isolés et exclus. Apprendre, penser, construire quelque chose ensemble construit des liens extrêmement profonds ; en dépit des affiches placardées, de la publicité et de la mentalité occidentale induite qui nous annonce qu’il ne faut pas compter sur les autres, qu’il n’est même pas nécessaire de sortir de chez soi, tout est commandable, si tu vas mal tu peux même aller à Bali pendant tes prochains congés payés… Mais as-tu déjà vu des skateurs célébrer le tricks d’un autre ? Un jeune adolescent qui réussit son premier kickflip (ou n’importe qu’elle autre figure en réalité) ? Une personne âgée qui apprend à drop une rampe ? Avez-vous déjà vu ces visages ? et ceux des personnes autour ? C’est ce que la rencontre de la culture, l’éducation et la communauté crée. Nous avons besoin des autres, plus que ne le croyons, et de plus de manières que nous le pensons.
Cette compréhension et utilisation du skateboard en tant qu’outil social n’est pas nouvelle mais vaut grandement la peine d’être remise en avant car tout cela n’en est encore qu’à sa genèse et il y a encore tellement à faire. Des associations comme Skateistan ou Skate Nottingham se développent et consolident activement les racines même et l’avenir de cette culture par le biais de projets bien sûr, mais aussi en publiant des rapports holistiques et factuels comme « Regenerating a City » (publié par Skate Nottingham en 2024) qui prouvent le skateboard en tant qu’outil économique et social.
Et si vous aviez encore des doutes, ce qui s’est déroulé à Bordeaux et au Connect Festival a montré encore une autre façon d’utiliser ces outils à l’échelle d’une ville : penser un design urbain inclusif a le pouvoir d’unir non seulement les skateurs mais tout un chacun dans la rue et l’espace public, le seul endroit où nos chemins se croisent, aussi différents et étrangers que nous soyons. Le concept du « skateurbanisme » propose un lien, un point de ralliement qui a le pouvoir de nous inviter à prêter attention aux autres et à respecter chacun dans ses différences et son propre espace, sa propre liberté. C’est aussi une belle façon de rappeler à chacun d’entre nous de regarder autour de soi car tout le monde a quelque chose à partager, à condition d’être soi-même prêt à partager et donner un peu ;
« If we give as much as we expect to take from a novel, an image or an album (or a conversation or a relationship), it has greater chance of being profound. »². Tous les participants et organisateurs de ce festival étaient tellement disposés à partager, donner, apprendre, écouter… c’était un véritable éveil et une confirmation que ceux qui souhaitent s’engager et participer ne sont pas seuls, il y a un public et un réel besoin. A titre personnel, il me semble aussi que ce genre d’évènements et de projets pourraient être pris comme un appel à tous les skateurs, comme une preuve que c’est possible, qu’il y a un futur et une évolution pour cette culture ; elle se construit encore et a besoin d’eux aussi.
¹ en featuring avec Akhenaton, Kool Shen, DIsiz la Peste, Nekfeu, Dry, Lino, Nessbeal, Sadek, Sneazzy, S.Pri Noir, Still Fresh et Taïro, réalisé en 2013 en hommage aux 30 ans de la Marche antiracisme et pour l’égalité des droits de 1983.
² grossièrement traduit « Si nous donnons autant que nous souhaitons prendre d’un roman, d’une image ou d’un album (ou une conversation ou une relation), il a de meilleures chances de devenir profond. », Kae Tempest, « On Connection », Faber and Faber Limited, London, 2020, p.51
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Texte : Paule Cosma
Photos : Filadelfo Luke Kroon